La feira, le marché

J’aime me promener dans les feiras, ces petits marchés qui poussent un matin par semaine sur un coin de bitume et peuplent la rue d’odeurs gourmandes et de cris joyeux.Les marchants alpaguent, rieurs, les filles en jupe pour leur vendre des fraises, et répètent inlassament la promotion du jour.

Autour du stand de pasteis (de grands beignets de pâte frite que l’on fourre de fromage, de petits oignons, de viande et de légumes) les gens s’agitent : c’est un rituel que de s’y arrêter, pour manger un pastel de fromage ou a la portuguesa, les sacs négligemment jetés sous le comptoir en plastique où s’étale une variété impressionnante de sauces pimentées.

Des enfants, une paille dans la bouche, sirotent du caldo de cana, l’eau de la noix de coco encore verte, en balançant les jambes au rythme du cavaquinho, cette petite guitare portugaise à quatre corde que joue un vieux musicien pour les acheteurs tranquilles.

Le ventre tombant sous la robe à fleur un peu passée, les mères de famille emplissent des caddies brinquebalants, qui souvent vacillent lorsqu’un passant lassé de la foule hâte le pas pour les dépasser. Les tomates roulent, roulent sur le sol terreux…

Les noms de fruit comme des poèmes, des mantras que l’on récite doucement, ils roulent et ricochent sur les langues d’ici, je les entends tinter, sonner, valser… Maracuja, le fruit de la passion, pessêgo, maçâ, nespera, et tous ces autres inconnus aux si vives couleurs.

L’açai, ces petites baies violettes que l’on mange glacées, avec du yaourt, de la banane et des céréales.

Banana-abacaxi, banana-maça*… les associations rêveuses que l’on goûte avec curiosité, tentant d’imaginer celui qui rapprocha d’une simple banane le parfum d’une pomme ou de l’ananas… Il existe d’autres combinaisons, comme les laranja-pera, les oranges au goût de poire.

Amour du métissage, des musiques mêlées de sable et de vent, même les fruits sont devenus mélanges.

 

Pour 6 reais, soit moins de 2,50€, voilà ma petite récolte :

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* : banane-ananas et banane pomme

** : orange-poire

Le Minhocão

Tout autour à la verticale. Des pierres dressées dont l’on fait des maisons. On s’y abrite du chaos, de la ville bruyante.

Sur les fenêtres brisées le soleil miroite. Un peu d’air passe.

Les murs éraflés, par les pleurs et le souffle du temps, le bruit des voitures ronflantes et les pluies tropicales.

Les murs griffés, par la mémoire et le vent,  la violence et les douleurs. Il a fait nuit longtemps, ici.

Je marche sur le Minhocão. Voie suspendue entre l’asphalte et le gris bleu du ciel. Poussières. On a livré le béton aux jeux des enfants, qui déambulent en rires et en trombe, légers, légers comme des oiseaux les plumes en l’air. Ils courent sur la route, dépassent d’imaginaires voitures et frappent dans une balle blanche.

Le Minhocão.  Monstre urbain rectiligne que mille Thésée viennent abattre. On a repeint le labyrinthe, on y invente un jardin le temps d’une journée. Poussent les arbres, poussent, et sous nos pieds une pelouse de plastique où les couples se prélassent, enlacés à l’ombre des immeubles inquiets, la gueule penchée sur la ville qui repose.

Oublié le brouhaha quotidien, les klaxons et les files interminables de carrosses tous égaux où l’humain meurt un peu. Trafic, trafic.

On marche doucement, avec précaution sur ce chemin de bitume, on y jette pêle-mêle peintures rêves et souliers, et puis pieds nus on danse un peu, parce que c’est beau d’être là, au dessus de la ville, au dessus des bus des taxis des voitures, de la folie des gens et de l’habitude.

Un petit feu sur la pierre, des amis font cuire des brochettes et des marshmallows. A côté des piscines minuscules où barbotent des minots cheveux en bataille, ravis de cette flotte qui dégouline et que l’on balance en pluie scintillante face au soleil.

Un monde qui s’allonge, qui prend son temps et regarde à l’envers. Qui dessine sur le béton, les visages et le ciel, un dimanche hors du temps.

Danse !

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Tous les lundis depuis mon arrivée, je vais à un cours de danse africaine. Deux heures intenses, pieds nus, où doucement l’on laisse se distiller en soi le rythme des Orixás.

Danser. Les muscles à l’intérieur ces arcs qui se tendent, c’est rouge et puis c’est souple ça nous tire en dessous.

Debout. C’est debout que tu danses, la verticale jetée point barre, pieds nus. Le sol ne bougera pas même si tu tombes, la terre en dessous à jamais t’accueille si tu t’égares.

Tu danses et c’est le monde qui entre en toi, en démesure et notes blanches, avec ses lacs son ciel sa ronde ses habitants, c’est de l’écorce sous la tienne de peau, qui se tend et résonne.

Et ça vibre partout en toi, le tambour te cogne, tu ne sais plus ce qui est au-delà de ton corps et ce qui est dedans, tu danses les yeux fermés, le ventre chaud, les mains ouvertes.

Les premiers pas tu ne respirais pas, la danse t’as redonné le souffle ; inspire, t’es morte, expire. Expire.

Et comme un fleuve, comme un torrent, les émotions déferlent, la musique a brisé le barrage et fait sauter le pont, c’est doux et violent à la fois, tout s’écroule dans ton empire, les chagrins et les promesses foutues en l’air,

Je ne pleurerai pas les blessures d’hier je ne pleurerai pas les blessures d’hier.

L’on se courbe et se déploie, détente vers le ciel, puis l’on  retombe. On danse sous les feuilles et sous la nuit, les musiciens nous entourent, le sol a tremblé et l’on se relève, on danse dans le parc abandonné aux lueurs des réverbères, sans plus penser à rien qu’aux sons graves des tambours.

De la poussière sur les genoux et les pieds déchirés sous la plante. Heureux. Le sang tourbillonne, c’est la vie qui revient à nous, nous qui retournons à la vie, ce sentiment pur et brutal de présence au monde, à ce qui nous entoure.

On danse dans le noir et c’est la forêt qui se referme autour de nous. Sans fléchir, on écoute les battements de peau, de bois, tout ce qui vivre en sons et en secousses, palpitations grandissantes qui nous élève et nous jette au sol, celle de la musique qui ne s’arrête plus, ne s’arrête plus jamais.

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