Vila Madalena

Vila Madalena. A deux rues d’où j’habite. La bohème sous les arbres aux larges feuilles qui font de l’ombre aux terrasses. Il fait chaud et on se prélasse, un cocktail fruité et deux oranges pressées, c’est le temps rêvé de la détente et de l’allégresse. Les chagrins fondent au soleil de midi.

São Paulo… il y a longtemps je te croyais sombre et menaçante, opacité noyée de nuages noirs et de lourdes pluies, je voyais le gris de tes immeubles poussant à l’infini dans nos champs de vision, la fumée des voitures et des lames brillantes, des larmes.

Pourtant, ce qui m’a frappé lorsque je suis arrivée, lorsque je t’ai connue, c’est ton incroyable lumière : troublante et vive, changeante et animée, la ville s’illumine sous les rayons de ton ciel fascinant, radieux pour quelques heures et puis triste et tourmenté.

La ville les yeux en l’air, on renverse de l’eau sur les visages tendus, tes habitants qui pleuvent, un soupir, le toit du monde qui pleure, soupir encore.

Ici, de la musique s’échappe des fenêtres toujours ouvertes. Je vois de longs doigts fins qui courent sur les cordes d’une guitare, la voix rauque parle d’amour et puis de sommeil, le reste je ne l’entendrai pas. Plus loin, un samba rebondit sur les murs de l’étroite ruelle, le cavinquiho agile et le rythme du pandeiro, les pieds dansent, trébuchent sur le sol inégal.

Des pavés sur le sable. Je vois des herbes folles qui s’agrippent aux pierres grises, des fleurs qui font des courbettes gracieuses sur les poteaux de bois, le lierre grimpant sur les façades des petites maisons. Une clôture bleu ciel.

Oubliés les hauteurs vertigineuses des immeubles inégaux, le métal et le verre. Nous voilà au village, tranquilles, le chant des oiseaux couvrant la rumeur des voitures queue leu leu. Un klaxon, puis le calme revient, les talons d’une fille aux cheveux longs.

On m’avait dit « l’infinitude de béton » ; et voilà de grands arbres, une pelouse vert-pimpant, des buissons fleuris au bord des minces trottoirs, et surtout la luxuriance paisible de la Mata Atlantica, forêt tropicale, qui même si on l’a en grande partie tristement détruite enchante encore un peu le bitume de la ville.

Je dévale la pente. Une boutique de jouets, du caramel artisanal, un joli magasin de vêtements de seconde main, un « brecho » comme on les appelle ici. Plus loin de enfilades de bars animés, de lanchonetes où l’on s’arrête prendre un café et un salgado, à toute heure du jour, les restaurants chinois, italiens, portugais, japonais, les rires des enfants qui jouent et les jupes qui s’ouvrent au souffle du vent, la vie est belle ici, un peu plus belle que là-bas.

Minha cidade

Ce soir.

Je traverse des rues qui ne se ressemblent pas, des feuilles volent, vent tropical, à l’angle un homme courbé qui joue de l’accordéon, il n’a plus de dents mais il a de belles mains. Un chapeau râpé.

Je marche…

Le ciel annonçant l’orage s’empourpre et devient nuit, puis par au-delà les nuages entassés s’élève une lumière dorée qui fait jouer ses rayons sur les façades dispersées. La ville. La ville que j’aperçois depuis les hauteurs du pont où j’avance lentement.

C’est un cri, un champs de grandes tours comme de longs arbres immobiles, retenant depuis l’aube leur respiration, et à leurs pieds de minuscules cabanes, des fleurs, des champignons au milieu des hautes tiges de pierre et d’acier. La ville est un jardin, c’est magnifique et troublant à la fois, je surplombe un décor qui me semble, dans cette lumière irréelle, n’être qu’une cité miniature où viendraient jouer les enfants.

Pousser du bout de l’index une toute petite fenêtre, briser d’un souffle les branches des arbres si menus…

D’où je viens, où je suis?

Solitude. Solitude poignard qui danse et se recourbe dans l’âme, alors que je tangue sur le pont, suspendue entre l’ombre du ciel et le champs de la ville. Je voudrais qu’on m’écrive, qu’on m’envoie papillons, oiseaux de papiers et missives en bouteille. Je voudrais que l’océan tout entier, Atlantique, entre lui aussi dans cette petite bouteille, trempe le papier, trempe l’encre, fasse déborder les lettres et cesse alors de séparer nos continents. Je voudrais vous voir. Voyager sans partir, sans sentir chaque fois les liens que l’on a tout juste recousus craquer lorsque l’avion décolle et que la terre s’éloigne.
I miss you

Et c’est comme si je ne venais de nulle part.

Lui, quand il me parle de Lyon, tout est poème et transports,  je vois ses yeux débordant de l’eau du Rhône, de pavés, de ruelles, je vois le rose des murs et la silhouette élancée de Fourvière.

Il peut être ailleurs, cela ne change rien, la rumeur de sa ville natale souvent se mêle au roulement de son cœur. Il sait qu’il reviendra ; indéfectible ce lien qui l’attache à sa terre.

He belongs to this place.

Pero yo no tengo lugar.  Sur mes images souvent il y a des câbles, de longs fils électriques qui s’acheminent et des pelotes nouées. Qui recouvrent un peu le ciel. Voilà, voilà ce qui je cherche au hasard des rues, des pays, des presqu’îles, je tisse ensemble ce que je trouve, les hasards et les violences, les espoirs légers et les rires des autres, je les entoure de ces immenses ficelles, je marche dessus et je tombe, je me relève et puis retombe parce qu’après tout ça je ne sais pas, où est le centre, mon centre, comment on trouve l’équilibre et comment on avance, un deux trois ein zwei drei, je tente un peu de me coudre aux cieux des autres, de fil en fil ça se tricote, se rafistole tout ça, le passé fait un peu moins mal quand on le rapièce avec des bribes de paysages. Et puis c’est beau ici.

Je marche encore sous les cordes noires. Le sol pousse le béton d’un gris pâle, qui meurt en infini craquellement. Une brèche. On voit la terre et je la jette en poignée sur mes pieds nus, je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles, il pleut, ça ne fait rien, ma peau soudain brunit un peu, les racines des arbres s’attachent à moi, je m’attache au ciel tendre de São Paulo et à sa lumière changeante, les arbres sont mes racines.

C’est ma ville. Ma maison. Je veux rester ici un peu : j’ai vidé mon sac et je l’ai rangé sous le lit.

J’ai vidé l’air de mes poumons, longuement.

Et respiré.

Pinheiros, mon quartier

Marcher sous le soleil, lumière douce qui se faufile entre les arbres. Le vent fait tanguer les feuilles.

Absence. Dimanche tranquille et solitude légère, j’arpente les rues presque désertes de ce quartier si animé en semaine. Des enfants jouent au ballon sur l’asphalte, une vieille femme dort appuyée au crépis d’une maison rose, plus loin des poussettes se croisent.

Regarder, observer avec attention ces murs peints qui bientôt me deviendront familiers, les grands pins qui ont donné leur nom au quartier, les tours qui se font face et les façades aux couleurs vives. Un jus de fruits pressés : mangue, orange, banane, un peu de miel. Ces petits plaisirs qui font resurgir en moi des vagues de doux souvenirs.

Je me sens bien ici.

Éteins la télévision! 

Ils arrachèrent mon arbre et mon poème,

ne reste que l’ombre.

São Paulo : couleurs et impressions

São Paulo, dans leur langue à eux le nom chante et emplit la bouche.

Retrouver la ville qui la première fois  m’avait fascinée. Grandeur et décadence, s’égarer timidement dans une forêt de longues tours. Chaos de verre et de pierre, comme si les étages un par un avaient surgis de sous la croûte terrestre, sans ordre ni vergogne.

Le béton s’effrite, et des tâches humides le recouvrent par endroit. Un incroyable chantier. La ville… ce terrain de construction qui ne finit jamais. Des maisons s’effondrent entre les gratte-ciel, les immeubles restent nus à attendre qu’on leur donne un toit, à côté de minuscules appartements qui dorment et vieillissent sans que l’on ose y toucher.

Le chant du marteau piqueur et les ailes des grues immenses.

Il fait chaud. Le ciel brûle et se change, nouveaux atours, l’azur se voile de lambeaux de nuages, qui à leur tour en appellent à l’orage. Tout s’obscurcit. En dessous la ville se réinvente sous les ombres changeantes. Le ciel est presque noir, velour, puis de temps à autre, des éclairs éblouissants déchirent les ténèbres.

La pluie se déverse ; marcher sous l’orage, c’est comme  se tenir debout sous un torrent qui déferle.

Bastide disait «  Le Brésil, terre de contrastes ». Et c’est frappant. Les grandes fontaines et les vigiles trop bien habillés devant les centres commerciaux, les piscines sur les balcons des résidences, les boutiques de luxe…. et puis sur tous les trottoirs ces corps maigres et sales, qui dorment sous des cartons, partout, les yeux clos ou le regard hagard. Cheveux mêlés et pieds nus.

Bouffée de profonde tristesse. Tu marches et évites les petits tas de déchets et de couvertures, car souvent là-dessous tu sais qu’il y a quelqu’un. Des gosses qui mendient sans sourire et une femme agenouillée qui pleure. La misère découpe un peu notre respiration, la rend plus courte. Plus coupable presque.

Mais São Paulo est loin pourtant d’être une ville triste. Partout des dessins sur les murs, des cris dans la peinture, de la couleur sur les murs pas vraiment droits. Les trottoirs difforment au bitume inégal laissent entrevoir des pans de terre. Rouge, ocre, couleurs de sang et de vie.

On s’interpelle, partout les gens semblent se saluer, au milieu de la jungle urbaine on se sent au village, on se tutoie et se sourit.

Cette chaleur fait du bien. Les quelques amis que je retrouve et ceux que je rencontre à peine. Oubliée la bise qui frôle la joue, on s’embrasse vraiment,  on se sert affectueusement dans les bras, se touche avec grâce et douceur. Une joie de vivre, une langueur aussi dans les gestes des passants, on ne court pas, on se regarde, on prend sans tricher la mesure du temps. Quitte à venir en retard, l’heure n’a pas d’importance, ce qui compte c’est d’être finalement présent et souriant, à l’écoute.

C’est fou tout ce que j’avais oublié. Les premiers jours je me trompe, m’étonne à chaque nouvelle situation : pourquoi me demande-t-on mon CPF (numéro d’identité) au supermarché, ou encore mon numéro de téléphone au restaurant, pourquoi au bar je ne peux pas payer au comptoir, comment je passe le portique pour aller m’assoir dans la bonne partie du bus, pourquoi les prix changent tout le temps, et puis il faut lever le pouce pour dire « oui », que ce soit au serveur ou au banquier…

Doucement, je prends mes repères j’observe de loin ce que les autres font, avec l’élégance facile de l’habitude.